« L’enfant soldat », redoutable oxymoron, est l’une des manifestations et dérives les plus cruelles et traumatisantes des conflits contemporains. Un phénomène généré pour l’essentiel par la confusion entre la sphère civile et militaire, la destruction du tissu social et l’absence d’éducation. Entre dans cette catégorie tout mineur, de sexe masculin ou féminin, âgé de moins de 18 ans, donc civil et n’étant pas en âge légal de combattre. Cette définition, proche de celle du protocole facultatif à la Convention internationale des droits de l’enfant, regroupe donc autant les jeunes enfants de 7 ans, que les préadolescents et adolescents de 11 ans à 16 ans. A l’instar des femmes kamikazes, l’enfant devenu tueur fait voler en éclat l’imagerie traditionnelle en raison de l’antinomie que ce concept instaure entre la figure de l’innocent et l’univers militaire, où combats, armes et mort sont omniprésents. La perversion de l’innocence en tant que telle est déjà une puissante arme psychologique qui déstabilise citoyens, militaires et gouvernants. Dans le contexte de guerre, le doute s’installe et la décision est paralysée. Car comment distinguer l’enfant en tant que civil à protéger de l’enfant perverti par l’adulte et transformé en assassin ? L’incapacité à trancher sur la nature et les intentions de l’adversaire auquel sont confrontés les Etats, les armées et les forces multinationales engagées dans des conflits asymétriques (incluant guerres contre-insurrectionnelles et opérations de maintien de la paix), pose un véritable et douloureux cas de conscience. Qu’il intègre volontairement ou de force les groupes armés, qu’il lutte pour une cause « vertueuse » (une résistance contre une invasion ou un Etat oppresseur), s’adonne au meurtre et aux razzias, l’enfant qui prend les armes perd dès cet instant son innocence, voire son humanité.
Bien que caractéristique des guerres et conflits armés postmodernes, l’enfant soldat n’est pourtant pas un concept nouveau et n’est pas exclusif aux groupes armés irrédentistes ou subversifs. Les plus grandes dictatures du XXème siècle ont très tôt perçu l’intérêt de former de jeunes soldats dévoués à leur chef. L’on pense notamment aux jeunesses hitlériennes et à celles de l’Armée rouge, endoctrinées, soumises à une discipline de fer et à un entraînement militaire intensif n’ayant rien à envier à ceux des adultes. Certains régimes africains comptent sur des milices privées, intermédiaires, pour former des enfants qui agissent ensuite par procuration, sans que les responsabilités au sommet ne soient engagées ni même évidentes. La « clandestinité » n’est alors que de façade. L’ex-président du Libéria, Charles Taylor, a d’ailleurs été accusé par la Cour Pénale Internationale, entre autres crimes de guerres, d’avoir enrôlé des enfants âgés de moins de quinze ans. Au Soudan, parmi les 8000 enfants soldats recensés, certains sont actuellement associés à des mouvements rebelles (Mouvement Justice et Egalité, Mouvement de Libération du Soudan), d’autres appuient les Forces armées soudanaises, selon un communiqué du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef). Il existe plus d’un motif pour expliquer l’utilisation de ces « gavroches en bandanas et kalachnikovs ». En effet, plus il est jeune, plus l’enfant représente une machine de guerre de premier choix. La force physique n’est pas déterminante dans les combats urbains, et l’enfant armé d’un fusil d’assaut sait se montrer aussi efficace qu’un adulte à la musculature supérieure. Par ailleurs, l’enfant ne suscite pas la méfiance, est peu cher à nourrir, et se révèle très mobile et peut s’infiltrer partout avec aisance et ruse, ce qui en fait un candidat idéal pour tendre des guets-apens ou participer à des attentats. En outre, il est facilement influençable, malléable. Il apprend vite et désapprend encore plus vite. Les notions de bien et de mal, de responsabilité, de libre-arbitre, de respect de la vie, peuvent être rapidement effacées de sa conscience. Enfin, la drogue achève de le transformer en froide machine à tuer n’éprouvant pas le moindre état d’âme. L’addiction à des substances illicites l’entretient dans un cycle meurtrier et autodestructeur. La mort, de même que la « banalité du mal » composent le quotidien de ces enfants qui perdent pied avec la réalité. Toutes les manifestations conscientes et inconscientes de leur psyché peuvent être résumées très mécaniquement à « tuer ou être tués par leurs chefs ou par leurs ennemis ». La violence et le meurtre deviennent ainsi des actes libérateurs qui accroissent leur sentiment de puissance via la terreur. L’identité de l’enfant se consolide principalement sur un rapport de domination sur les civils désarmés.
Les circonstances de leur embrigadement sont nombreuses et l’on peut distinguer plusieurs catégories d’enfants-soldats : la première se compose de ceux qui décident de prendre spontanément les armes pour des raisons rationnelles (comme défendre leurs familles) mais qui s’habituent peu à peu à exercer leur propre « justice » en l’absence d’adultes bienveillants ou d’autorité capable de les encadrer, de les canaliser, d’assurer leur subsistance et leur protection. La seconde catégorie regroupe les enfants victimes de pressions ou de menaces de mort contre eux ou leurs familles, et qui n’ont pas d’autre choix que de quitter leurs villages et l’école pour intégrer les milices. Enfin, après la classification par « enrôlement volontaire/enrôlement forcé», il existe une classification par conditions sociales qui représente un autre ferment de la violence. Les enfants déracinés (par l’exode rural notamment), les enfants qui grandissent dans les camps de réfugiés, les enfants fugueurs, les enfants des bidonvilles, les jeunes délinquants (dont certains orphelins) vivant de rackets, de vols à la tire, de braquages, de trafics de stupéfiants ou d’armes, contrairement à la première et seconde catégorie, n’ont depuis leur naissance, pratiquement connu que la violence sous toutes ses formes, ignorant, faute de stabilité familiale, les sentiments de sécurité, d’amour et de compassion. Que la violence s’installe durablement ou soit temporaire dans leur vie – fruit de circonstances exceptionnelles – les enfants n’en sortent pas indemnes. En eux, la violence s’est déjà imprimée…ou exprimée. Dès lors, les milices n’ont plus qu’à exacerber certains traits de caractère ou comportements néfastes pour rendre permanents des instincts passagers, modifier en profondeur la personnalité des recrues, en leur inspirant/inculquant un mélange de peur, d’obéissance absolue et en les récompensant pour leurs « succès » et leur loyauté. Plus l’enfant se montre barbare et sans pitié, plus il gagne le respect de ses commandants qui ont autorité sur lui, et droit de vie ou de mort. Les stratégies et méthodes adoptées par les groupes armés et structures paramilitaires sévissant dans certains pays d’Afrique empruntent une logique propre ou analogue à la plupart des conflits et acteurs asymétriques, à savoir le contournement de la supériorité militaire de l’Etat/armée, donc la compensation d’une infériorité capacitaire par une logique indirecte, brutale et perverse qui a pour résultats de semer la terreur, et surtout de saper les fondements moraux d’une société, en s’en prenant à ses « cibles molles » et en corrompant l’esprit de la jeunesse Ces méthodes leur permettent d’étendre leur contrôle et de poser des dilemmes à des gouvernements qui, quand ils ne jouent pas le double jeu du « pompier-pyromane » et n’hésitent pas à sacrifier certains groupes sociaux et ethniques gênants pour leurs intérêts, se montrent totalement impuissants à éradiquer ce fléau.
Dans un contexte crisogène ou de guerre civile, le retour à « l’état de nature » semble être la seule planche de survie pour une jeunesse désœuvrée voire déstructurée. Ce phénomène connaît une accélération dans des pays où le niveau d’alphabétisation est extrêmement faible, où l’Etat, hors de l’option répressive, est incapable de trouver une manière pacifique d’étendre son autorité, d’assurer la cohésion nationale, de faire appliquer les lois (que lui-même viole généralement), de fédérer les énergies vives de la nation autour d’un projet national. La volonté de pacification, du retour à l’ordre et de préservation du bien commun se heurte à des logiques néfastes, aux intérêts individuels, aux réflexes ethniques et tribaux qui prévalent sur l’autorité de l’Etat, et régissent les rapports humains et l’organisation socio-économique dans son ensemble. Tous ces aspects sociologiques cités précédemment, combinés à une conjoncture désastreuse, agissent comme des attracteurs de la violence et ne garantissent pas une réintégration complète et durable. Contrairement aux exemples historiques occidentaux où « l’enfant-soldat » n’était que la dernière option (quand l’armée était défaite et le nombre de combattants adultes étant trop faible pour poursuivre les combats), l’Afrique tend à en faire une norme dans ses conflits de faible intensité. Les mouvements rebelles africains finissent par perdre en chemin la justification initiale de leur résistance. Le contenu politique, revendicatif ou subversif, disparaît alors au profit d’une violence qui se suffit à elle-même et sert à entretenir un système lucratif. « Milicien » ou « rebelle armé» devient un « métier », une manière comme une autre de gagner sa vie.
Ibrahim El Ali en collaboration de Chady Hage-Ali